27 mai 2019
Lors de la cérémonie de la remise des prix et des bourses de la Fondation Leenaards, le jeudi 21 mars, le Professeur Patrick Aebischer a, dans une intervention menée avec brio et une précision digne de la médecine du même nom, présenté les changements de paradigme qui attendent la société; des changements liés aux développements des nouvelles approches thérapeutiques, à la révolution que ces progrès vont apporter ces prochaines décades.
Il a montré que des maladies génétiques incurables sont guéries avec des virus remplis de bons gènes. Il a abordé des maladies et leurs traitements, nous laissant – au moins certains d’entre nous –, au bord de la route, celle qui conduit l’homme à la mort, celle qui est remplie de doutes et de souffrance, d’incertitude, mais aussi d’humanité.
La science a apporté son lot de révolutions technologiques et a repoussé les frontières de ce qui était possible. Des maladies génétiques peuvent être guéries, des cancers peuvent être vaincus, des handicaps graves peuvent être dépassés. La biologie a tout révolutionné, les mathématiques ont tout changé, l’informatique a tout chamboulé, l’intelligence dite «artificielle» a brouillé le décor et a complétement bouleversé les capacités d’analyse (mais sans apporter plus d’intelligence, cette «bonne» intelligence qui évoque la compréhension, l’entente, cette intelligence de la relation à l’autre); les outils de la biologie moléculaire tels que CRISPR-Cas9 permettent de corriger, modifier, éditer les génomes sans laisser la trace des manipulations effectuées tant par des savants irresponsables que par des scientifiques remplis de valeurs morales.
La biologie synthétique offre des perspectives fascinantes: elle chemine entre la création de protéines contenant des acides aminés synthétisés en laboratoire, n’existant pas dans la nature, et la génomique synthétique qui vise à synthétiser un génome entier produit artificiellement en laboratoire. L’ADN se découvre 6 bases et non 4, qui peuvent constituer cette double chaîne. Grâce aux méthodes de la chimie et de la biologie moléculaire, de la fulgurance des progrès accomplis, l’homme est devenu créateur de vie.
Inventer la vie, réinventer la vie, la maîtriser, la transformer est une chose; mais déjà apparaît la possibilité de la maintenir dans un état qui lui confère une apparence d’immortalité. Maîtriser la vie, c’est contrôler le vieillissement, c’est repousser la mort, c’est aussi apporter un potentiel qui fige l’évolution. Ces progrès sont réellement vertigineux. Les potentialités apocalyptiques de la science contemporaine évoquent des craintes – et les aspirations – similaires qui portaient les hommes du Moyen Âge aux sciences défendues. La légende de Faust est de retour, l’orthodoxie du savoir est remise en questions. Mary Shelley avait déjà imaginé l’inimaginable: elle créait le Docteur Victor Frankenstein, mais à force de détourner les œuvres que l’on n’a pas lues, on ne fait plus la différence entre Frankenstein et sa créature. On s'imagine qu'il s'agit d'un monstre terrifiant, tout en oubliant que le sous-titre du livre rédigé en 1816 ‑‑ en trois nuits à Cologny – est Le Prométhée moderne.
Je ne sais pas si le destin de Prométhée sera celui qui attend les savants modernes. Mais la médecine en marche joue avec les interdits. Elle a définitivement enterré la vision que Michel de Montaigne avait des médecins. Citons-le: «Que les médecins excusent un peu ma liberté, car c’est par cette même inoculation et intromission que j’ai reçu la haine et le mépris de leur science: cette antipathie que j’ai pour leur art est chez moi héréditaire…». Dans Les Essais, Livre II, chapitre XXXVII1, intitulé Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères, Montaigne démontre l’impuissance des médecins et le charlatanisme avec lequel ils tentaient de soigner les patients. Il parle des maladies, des pratiques médicales, de la relation médecin-malade, de la communication. «Mais les médecins ont ce bonheur, selon Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès et que la terre cache leurs échecs». Plus loin, il paraphrase Platon, qui disait «qu’il n’appartenait qu’aux médecins de mentir en toute liberté puisque notre salut dépend de la vanité et de la fausseté de leurs promesses». Le regard critique et documenté de Montaigne fait froid dans le dos.
Mais quels sont les éléments qui relient la médecine impuissante à la médecine toute puissante? Ils sont de deux ordres: i) la notion de promesse et ii) l’argent. Ces deux mamelles sont sources de progrès, mais elles laissent l’homme au bord du chemin de la réussite, avec ses doutes, ses souffrances, ses peurs, sa fragilité. Malgré toutes les promesses de guérison, de vie prolongée, de bonne vie, malgré tous les moyens mis en œuvre par la société et l’amélioration des soins, des thérapies, de l’art médical, l’homme reste vulnérable. La médecine oublie que l’homme a développé des stratégies non médicales pour vivre et pour bien vivre: ces stratégies ont pour nom l’amour et la philosophie. Intégrer ces notions, les mélanger avec un soupçon de spiritualité devrait permettre de penser l’autre comme soi-même2 et de faire évoluer la morale vers une éthique sociétale du bien commun. La médecine est au service de l’homme et non l’inverse, ne l’oublions jamais.
1Montaigne, Les Essais en français moderne, Quarto Gallimard.
2Soi-même comme un autre est un ouvrage majeur de Paul Ricœur paru en 1990.
Jean-Daniel Tissot, Doyen FBM